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16 octobre 2022 7 16 /10 /octobre /2022 15:08

Clara lit Proust est le récit d’une épiphanie : la découverte de La Recherche du temps perdu par Clara jeune coiffeuse du salon chez Cindy à Chalon sur Saône, épouse d’un pompier est pour elle une révélation lumineuse. Sa vie tout entière s’en trouve bouleversée. Rien pourtant ne semblait l’y préparer. On peut lire ce livre comme une apologie du pouvoir de la lecture et surtout comme une épiphanie : « L’affaire est de se libérer soit même : trouver ses vraies dimensions, ne pas se laisser gêner » est la citation de Virginia Woolf que l’auteur place en exergue.

Mais ce serait oublier Proust, omniprésent dans ce livre. Les personnages du salon, la patronne Mme Habib, la collègue Nolwenn, le collègue Patrick mais aussi la voisine du bar tabac Lorraine et bien sûr les clientes, Claudie en particulier, semblent avoir une sorte de lointaine parenté avec la duchesse de Guermantes, la tante Léonie, Odette, Charlus, Swann et les autres. C’est comme si le regard de Proust sur les êtres se portait aussi sur ces personnages modernes. Un entrelacs se dessine peu à peu entre le monde de Clara et celui de Proust dont des extraits de textes sont régulièrement cités, lus par Clara. Pourtant au contraire de l’écriture de Proust, l’auteur privilégie ici les chapitres courts voire très courts, les phrases brèves alors même que la longueur et la complexité des phrases de Proust est maintes fois rappelée, au début comme un frein à la lecture puis comme une trace de l’extrême précision de ses évocations. Proust est mort le 18 novembre 1922, bientôt 100 ans mais on voit bien ici qu'il n'a pas disparu.

Tout cela donne à ce roman l’effet d’une petite friandise qu’on aurait bien tort d’ignorer.

Extrait choisi : « Mme Habib dans son salon à neuf heures du matin ressemble à une femme jouant au casino le samedi soir. Chemisier de soie havane ou léopard, bracelet faisant cliqueter ses moindres gestes et Shalimar, beaucoup de Shalimar, tellement de Shalimar que le parfum, imprégnant l’endroit, en est devenu la marque autant que son carrelage blanc à effet marbré ou les deux notes de son carillon à l’entrée. Son maquillage excessif accentue l’expression de fatigue de ses yeux sortant légèrement de leurs orbites. Sa voix est enrouée, cassée par la cigarette comme à la fin d’une journée passée à attendre. Son teint est bistré par la poudre autant que les séances sous les lampes, Madame Habib est accro au bronzage ( aux beaux jours, à la pause déjeuner, il n’est pas rare de la voir, place de la Libération, assise à un bout de banc pas encore à l’ombre, déguster sa salade de riz, le visage offert au soleil). »

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21 août 2022 7 21 /08 /août /2022 21:26

Algérie,la conquête relate des événements passés, une histoire oubliée, même si ce n’est ni la conquête romaine de l’Algérie, celle des vandales, des arabes quand la population était berbère ni,au XVIe siècle,la domination espagnole.


La conquête en question ici est celle de l’Algérie par la France au XIXe siècle.
En 1830, l’Algérie est un État autonome intégré à l’empire ottoman. Elle est redoutée en raison de multiples actes de piraterie qu’elle exerce en Méditerranée.
Pour les peuples européens qui commercent en Méditerranée, l’Algérie est un élément qu’il faut contrôler et dont il faut vite arrêter les exactions.
C’est un événement diplomatique_le dey d’Alger frappe avec son chasse mouche le consul de France_ qui conduit Charles X à enclencher le processus de la conquête de l’Algérie.
Le 14 juin 1830, le corps expéditionnaire parti de Toulon comprenant 65 000 hommes à bord de 460 navires débarque à l’Est d’Alger, à Sidi Ferruch.
Les soldats français font face à des forces arabes et turques importantes de 40 000 hommes qui connaissent le terrain. Après 20 jours de combat, les troupes françaises obtiennent le 5 juillet la reddition du dey d’Alger
Pour la France, la conquête et la prise d’Alger qui avait pour but d’arrêter la piraterie et ainsi sécuriser la Méditerranée pour le commerce va évoluer en une opération militaire plus globale visant à occuper toute la côte, d’Oran à l’Ouest jusqu’à Bône à l’Est.
En France, sur la même période, des événements font tomber le gouvernement de Charles X et c’est le roi Louis-Philippe qui lui succède.
L’opération militaire française de sécurisation de la Méditerranée est réussie. Pourtant, bien que la France dispose d’une force militaire importante, le processus de conquête de l’Algérie va être entravé par le refus de soumission des peuples autochtones. La figure de la résistance à l’occupation française sera représenté par Abd el Kader. Proclamé sultan et calife en 1832, il mène une lutte permanente contre les forces françaises et travaille à l’unité des tribus jusqu’à décembre 1847, année où il décide de se soumettre.
L’auteur relate bien les violences exercées par les différents protagonistes sur toute la période de colonisation.

A travers ce livre on comprend mieux les difficultés que l’État français a rencontré avant d’arriver à une relative stabilité nécessaire à l’établissement d’une colonisation prospère et l’instauration d’une administration civile du pays.
A travers cet ouvrage on découvre aussi des personnages connus qui prennent ici une épaisseur particulière. Ainsi, Louis Philippe qui était prêt à abandonner l’Algérie et opte finalement pour une colonisation totale. Napoléon III qui souhaite l’assimilation des populations. « au lieu de suivre l’exemple des Américains du Nord qui poussent devant eux jusqu’à ce qu’elle soit éteinte la race abâtardie des Indiens, il faut suivre celui des Espagnols du Mexique qui se sont assimilé tout le peuple indigène».Abd el Kader apparaît ici dans toute sa complexité,à la fois un religieux, un politique et un guerrier.
D’autres protagonistes comme Yussuf ne sont pas connus mais entraînent le livre dans une dimension romanesque. De même, les témoignages de nombreux militaires viennent illustrer leur engagement et leur courage presque insensé dans des combats où certains perdront la vie.
Pour conclure, « Algérie, la conquête » m’a permis de sortir de la représentation que j’avais de la conquête de l’Algérie que je croyais jusqu’ici avoir été plutôt aisée et brève. Le processus de colonisation est clairement expliqué et donne aussi les prémices de ce qui aboutira aux accords d’Evian et à l’indépendance de l’Algérie.

 

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31 juillet 2022 7 31 /07 /juillet /2022 15:20

Comment désigner cette œuvre parue 1990 et publiée par Gallimard en 1994 ? Roman d'Amour ? notes d'écrivain ? Il s'agit en effet d'un dialogue entre Philip (l'auteur ?) et successivement plusieurs femmes, fictives ou réelles, anglaises, slaves ou américaines, épouse légitime ou maitresses. Les sujets de ces dialogues sont les sujets chers à l'auteur et ils s'enchainent ici abruptement, sans véritable fil conducteur passant de la sexualité à la vie des juifs ou à l'écriture, de la tromperie à la littérature. Quelques mots en majuscules relancent de temps à autre la conversation : JE VAIS.... JE SUIS ... TU ... J’ÉTAIS ... J'AI... On ne peut pas dire que ce soit des mots très originaux mais peut-être ont-ils un sens. En effet il s'agit dans ce roman de mieux comprendre qui on est, quelle est la part de la réalité et celle de la fiction, du rêve et du réel et cela à travers un dialogue tantôt léger, tantôt très littéraire voire philosophique. Voila donc un roman qui interroge avec brio les limites du genre romanesque.

 

 

Extrait choisi : " L'une est une silhouette esquissée dans un carnet au fil de conversations, l'autre est un personnage très important empêtré dans l'intrigue d'un livre complexe. Je me suis imaginé, extérieur à mon roman, en train de vivre une aventure avec un personnage à l'intérieur de mon roman. Si Tolstoï s'était imaginé amoureux d'Anna Karénine, si Hardy s'était imaginé mêlé à une aventure avec Tess – écoute, je suis mes inclinations là où elles me mènent – ah, et puis merde. Que suggères-tu, que je me surveille ? Que je ne cède pas à cette sorte d'impulsion par peur de... peur de quoi ? D'une opinion éclairée encline à la lascivité ? Eh bien, ni par toi ni par personne d'autre, je ne serai jamais censuré de cette façon !

– Oh, l'hypocrisie du menteur pris en flagrant délit ! Cesse donc de faire ton foutu hypocrite et ne crie pas après moi – Je ne supporte pas que l'on me crie après ! Tu es coincé et tu essaies de me brouiller les idées ! "

Un film a été réalisé en 2021 à partir de ce roman, je ne l'ai pas encore vu. Il me semble qu'un tel roman pose quelques difficultés d'adaptation

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24 juillet 2022 7 24 /07 /juillet /2022 08:52

Ce court roman publié en mai 2022 mais écrit fin 1990, est comme un condensé de l’œuvre d'Annie Ernaux.

A la première personne, à l'imparfait et au passé composé, l'autrice raconte une aventure amoureuse vécue avec un jeune étudiant de trente ans plus jeune qu'elle : pour lui qui vient d'un milieu populaire, elle est une "bourge"exactement l'inverse de ce qu'Annie Ernaux a vécu avec son mari. Ils s'installent dans le studio d'étudiant du garçon, face à l'hôpital où des années plus tôt, Annie Ernaux avait  été sauvée d'une hémorragie après un avortement. Tous deux, ils prennent plaisir à observer quand ils sortent les réactions des gens, réactions qui confirment l'incongruité de leur couple. Elle se souvient alors avec délice de sa jeunesse où elle était scandaleuse à se promener entre ses parents dans une robe moulante, sans gaine ! Pour elle, leur relation est l'occasion de mesurer le temps, les années que lui n'a pas connues et que parfois elle revit avec lui tel un palimpseste, les années qu'il connaitra et qu'elle ne verra jamais aussi. Mais sans l'écriture, leur histoire serait incomplète : "Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu'à leur terme, elles ont été seulement vécues", précise l'autrice en exergue. Lorsque le jeune homme exprime le désir de faire un enfant avec elle, puisque désormais les progrès scientifiques l'autorisent, elle se souvient que depuis la naissance de son second fils, il y a vingt-huit ans, elle s'est promis de ne plus jamais avoir d'enfant. En somme, voilà une clé pour mieux lire et relire l'oeuvre d'Annie Ernaux.

extrait choisi : "À la différence du temps de mes dix-huit, vingt-cinq ans, où j’étais complètement dans ce qui m’arrivait, sans passé ni avenir, à Rouen, avec A., j’avais l’impression de rejouer des scènes et des gestes qui avaient déjà eu lieu, la pièce de ma jeunesse. Ou encore celle d’écrire / vivre un roman dont je construisais avec soin les épisodes. Celui d’un week-end au Grand Hôtel de Cabourg, d’un voyage à Naples. Certains avaient été écrits déjà, telle l’escapade à Venise, où j’étais allée pour la première fois avec un homme en 1963, où j’y avais retrouvé en 1990 un jeune Italien. Même l’emmener à une représentation de La Cantatrice chauve à la Huchette était le redoublement d’une initiation pratiquée avec chacun de mes fils, à leur entrée dans l’adolescence."

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23 juillet 2022 6 23 /07 /juillet /2022 17:53

Ce roman publié aux États-Unis en 2018 a été traduit et publié au Seuil en 2020. Il s'agit du premier et, pour le moment, unique roman de cette romancière et zoologiste jusque là connue comme scientifique.

Or c'est un magnifique roman, un roman très complet : il vous émeut par l'histoire de la jeune Kya "la fille des marais", celle que tous abandonnent et que beaucoup rejettent ; il vous éblouit par la poésie de ses magnifiques descriptions des marais de Barkley Cove en Caroline du Nord, de leur faune, de leur flore ; il vous tient en haleine jusqu'aux toutes dernières pages par l'intrigue policière et par les allers-retours entre les années, de 1952 à 1970 ; il vous cultive par les très nombreuses explications concernant la faune des marais ; il vous donne à réfléchir par les rapprochements établis entre les modes de vie des humains et celui des animaux...  Cela justifie peut-être les quatre millions de lecteurs.

Le personnage de Kya, enfant abandonnée et femme indépendante, libre et forte pourrait à lui seul l'expliquer mais ce serait sans compter sans Tate, Jumping et Mabel dont l'humanité rachète un peu le racisme, l'intolérance, l'orgueil, la fourberie des autres représentants de l'espèce. 

En somme, un roman à ne surtout pas manquer sous un titre aussi poétique qu'énigmatique, tout à fait révélateur du talent de l'autrice dont j'aimerais lire d'autres récits.

extrait choisi : "  La lagune sentait à la fois la vie et la mort, un mélange organique de promesses et de décomposition. Les grenouilles coassaient. Avec mélancolie, elle regarda les lucioles griffer le ciel de la nuit. Elle n’en capturait jamais, on en apprend plus sur les insectes quand ils ne sont pas enfermés dans un bocal. Jodie lui avait expliqué que la luciole femelle produit un clignotement sous sa queue pour faire signe au mâle qu’elle est prête à s’accoupler. Chaque espèce de luciole possède son propre langage de lumières. Tandis que Kya les observait, quelques femelles émettaient leur rayon intermittent tout en dansant en zigzag, tandis que d’autres décrivaient des figures différentes. Les mâles, bien sûr, connaissaient les signaux et ne se dirigeaient que vers les femelles de leur espèce. Puis, ainsi que Jodie le disait, les insectes frottaient leurs derrières l’un contre l’autre comme la plupart des créatures vivantes, pour donner naissance à des petits. Soudain, Kya se redressa et concentra toute son attention : une des femelles venait de changer de code. Elle commença par la séquence ordinaire, points et traits lumineux, attirant un mâle de son espèce, et ils s’accouplèrent. Puis elle se mit à émettre des signaux différents, et un mâle vola vers elle. À lire son message, il s’était persuadé qu’il avait trouvé une femelle de son espèce désireuse de le rencontrer et il s’approcha pour s’accoupler. Mais brusquement, la femelle se releva, le prit entre ses mandibules et l’engloutit, dévorant ses six pattes et ses deux ailes"

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10 juillet 2022 7 10 /07 /juillet /2022 19:36

Publié en 1989 et distingué du prix Femina la même année, ce roman est le troisième d'une  série d'une quarantaine de romans de Sylvie Germain dont j'ai chroniqué ici aussi Magnus.

L'action de Jours de colère se déroule dans les forêts de l'Yonne traversées par la Cure, rivière désignée comme torrent dans le récit. L'époque est difficile à situer mais c'est probablement la fin du XIXe siècle ou le début du XXe car il est question, à la fin, d'une guerre, celle de 70 ou celle de 14. Quoi qu'il en soit, c'est loin du monde, sans livres, sans journaux, sans électricité, sans téléphone ni internet que vivent nos personnages, les Corvol, les Mauperthuis, les Verselay, ..., familles de bûcherons, de bouviers ou de flotteurs de bois. Au départ, ce sont les Corvol qui possèdent les forêts et font travailler les autres familles mais le crime passionnel perpétré par Marceau Corvol contre son épouse Catherine bouleverse l'ordre des choses. Ambroise Mauperthuis, parce qu'il a surpris le secret de Corvol, devient l'unique propriétaire des forêts. Or Mauperthuis est vorace, les biens ne suffisent pas, il veut aussi engloutir le nom des Corvol. Il veut alors contraindre son fils aîné à épouser la fille Corvol mais celui s'est épris de Reinette, fille unique des Verselay avec laquelle il vivra des jours heureux et engendrera neuf fils. Furieux Ambroise Mauperthuis maudit son fils ainé et le déshérite. Il revient alors au fils cadet d'exécuter le projet de son père en épousant la fille Corvol avec laquelle il aura un seul enfant, une fille, Camille, copie conforme de sa grand-mère Catherine dont Ambroise Mauperthuis était tombé amoureux en la voyant mourir. L'histoire connait alors de multiples rebondissements et le récit tumultueux tient le lecteur en haleine.

Mais ce qui me semble le plus caractéristique de ce roman, c'est la mise à distance de tout ce que l'on nomme la civilisation ou la culture de telle sorte que tout s'exprime et se ressent par les sens et par les émotions. Couleurs, volumes, formes, sons, bruits, odeurs, parfums, textures ... les sensations sont décrites à travers un lexique riche et varié de telle sorte que la langue se fait poésie et que cet univers du sensible n'a rien à envier à un monde plus cérébral.  Tout juste a-t-il encore besoin d'un peu de mythologie.    

extrait choisi : "Les derniers feux du jour viraient au pourpre derrière les monts, et les forêts se resserraient en une masse violâtre comme les entrailles d’une gigantesque laie d’où la nuit allait surgir. Les deux hommes se tenaient face à face, les traits accusés par l’ombre montante. En silence le père détacha sa ceinture, la retira, l’empoigna par la boucle puis rejeta son bras en arrière pour donner plus de force et d’élan à son geste. Il fixait son fils droit dans les yeux. Ephraïm ne cilla pas. « Renonce ! cria Ambroise qui retenait encore son geste ; c’est la Corvol qui sera ta femme ! Pas une autre, aucune autre, t’entends ? – Je renonce, répondit d’un ton calme Ephraïm ; je renonce à toi, à tes bois. Je vais épouser Reine Verselay. » Alors le père lança son bras. Il cingla son fils en plein visage avec son ceinturon. Le coup frappa Ephraïm de la tempe jusqu’au cou. Tout un pan de son visage était blessé. Était marqué. Il était l’arbre condamné, le fils rejeté. Celui destiné à s’abattre. Mais ce serait de son plein gré, emporté par le poids de son seul désir, qu’il allait s’abattre, et ce serait contre le corps de Reinette-la-Grasse qu’il tomberait. Il serra les mâchoires et les poings sous l’assaut de la douleur mais ne dit rien, ne bougea pas. Du sang coulait le long de sa joue. Il lui sembla sentir à nouveau la chaleur du four à pain de la Ferme-du-Bout. Il n’avait pas détourné son regard du visage de son père, mais ce visage mauvais, tout tendu de colère, s’éloignait déjà de lui, il se brouillait dans les ombres du soir, et à nouveau les sensations se confondaient en lui. Tout se tordait et se gonflait dans un même rougeoiement, – les derniers nuages au ciel, le sang coulant le long de sa joue, les lueurs du four à pain de la Ferme-du-Bout, la chevelure de Reine. Il ressentait en même temps la douleur présente et la jouissance promise, la faim et le désir, la colère et la joie. Ambroise Mauperthuis laissa retomber son bras. « Voilà qui est fait, père », dit d’une voix sourde Ephraïm."

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26 juin 2022 7 26 /06 /juin /2022 13:28

La hantise de la désagrégation du corps et de la mort, tel est le sujet de ce roman publié chez Gallimard en 2007. C'est dire si la lecture de ce roman n'est pas une partie de rigolade !

Le récit commence par l'enterrement du héros dans un cimetière juif presque abandonné du côté de Newark : sa fille Nancy, son frère ainé Howie puis ses deux fils, Lonny et Randy lui rendent un dernier hommage. Puis le roman retrace les étapes de la vie de ce héros, proche de l'auteur comme souvent chez Roth, et le récit s'attache à souligner la lente mais inexorable déréliction du corps, le lent mais inexorable détachement du monde des vivants. Depuis l'opération d'une hernie à l'aine à l'adolescence, les opérations n'ont cessé de se succéder, les artères ne cessent de donner des alertes. En même temps, après l'échec successif de trois mariages, une retraite de son agence de publicité, l'abandon de son cours de peinture, la maladie ou le décès de ses collègues, la solitude est à son comble. Lorsqu'il rentre, seul, à l’hôpital pour se faire opérer de l'artère carotide droite, il demande une anesthésie générale et c'est donc les yeux fermés qu'il meurt. Comment ici ne pas penser aux beaux vers d'Hadrien traduits  par Marguerite Yourcenar en épilogue des Mémoires d'Hadrien : "Petite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où tu devras renoncer aux jeux d’autrefois. Un instant encore, regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute nous ne reverrons plus… Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts…"

Le sujet est ainsi de ceux qu'il convient d'aborder avec un solide appétit de vivre mais comment rester insensible au mélange subtil d'ironie et de clairvoyance qui donne à cette écriture son pouvoir de fascination ? et pour finir : "Les paroles prononcées par les os l’avaient rendu allègre, insubmersible. De même que son triomphe de haute lutte sur son propre marasme. Plus rien ne pourrait éteindre la vitalité de ce gamin dont le petit corps-torpille fuselé, immaculé, avait jadis chevauché les grosses vagues atlantiques, dans l’océan déchaîné, à cent mètres des grèves. Oh, quelle ivresse ! l’odeur de l’eau salée, la brûlure du soleil ! La lumière du jour, la lumière qui pénétrait partout, jour après jour d’été, la lumière du jour, brasillant sur la mer vivante, trésor optique si vaste, d’une valeur si astronomique, qu’il croyait voir sous la loupe de son père, gravée à ses initiales, la planète elle-même, parfaite, précieuse, sa demeure, ce joyau d’un million, d’un billion, d’un trillion de carats, la Terre ! Il coula sans venir voir le coup, sans jamais pressentir l’issue, avide au contraire de s’assouvir encore, mais il ne se réveilla pas. Arrêt cardiaque. Il n’était plus. Affranchi de l’être, entré dans le nulle part, sans même en avoir conscience. Comme il le craignait depuis le début."

 

 

   

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9 juin 2022 4 09 /06 /juin /2022 18:41

Annie Saumont était une nouvelliste hors pair, j'aime la retrouver de temps à autre.

Dans cette nouvelle publiée en 2002 aux éditions Joëlle Losfeld, Annie Saumont tient en haleine ses lecteurs jusqu'au bout mêlant les lieux et les époques dans le récit autobiographique de sa narratrice. Celle-ci tisse des liens arachnéens entre l'histoire de la Renaissance espagnole, le souvenir de quelques jours de sa jeunesse, le présent d'un voyage en voiture avec des inconnus mais aussi entre le bleu et le jaune des cirés des hippies, le rouge des gouttes de sang, le noir de la nuit ou de l'inquisition. A la fin du récit, le lecteur réalise que depuis le début, la narratrice le mettait sur la voie mais entre son récit et le récit enchâssé, sa sagacité est mise à l'épreuve. C'est que la vérité n'était pas facile à dévoiler. Le titre de la nouvelle est pourtant à lui seul tout un programme.

Extrait qui révèle aussi la beauté du texte : "A Madrid, le jeudi matin, ciel de nacre, un soleil fou. Ça avait commencé ainsi. Nous avions déposé les bagages dans un hôtel de la Calle Mayor. Mon frère semblait impatient de partir en promenade. Nous étions allés  un peu au hasard jusqu'au bord de l'étroit Manzanares et bientôt nous franchissions les grilles de la Casa del Campo. Le peuple de la ville déambulait autour du lac parmi les taillis des buttes, entre les arbres à présent clairsemés de ce qui avait été autrefois la chasse de Felipe II."   

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8 juin 2022 3 08 /06 /juin /2022 15:21

Traduit du Russe par  Paul Lequesne et publié chez Liana Lévi, ce roman de l'auteur du Pingouin ou de Les Pingouins n'ont jamais froid  ou encore de Laitier de nuit est publié en France en  février 2022 mais l'auteur nous renvoie en 2017 alors que le Donbass est en proie depuis 2014 à de violents combats entre Ukrainiens et séparatistes prorusses soutenus par les Russes.

Le héros, Sergueïtch, vit dans une "zone grise", à Mala Starogradivka, un village abandonné où seuls vivent notre héros ukrainien et son ami-ennemi Pachka pro-russe. Ils forment un duo plutôt bancal mais solidaire car la nécessité les y contraint : ils n'ont ni vivres, ni eau, ni électricité et n'ont que peu de contacts avec le reste du monde. Parfois un dignitaire ukrainien vient à  Mala Starogradivka pour se ressourcer en dormant sur les ruches ! Notre héros en effet est un apiculteur passionné si bien qu'une fois l'hiver passé, il songe à quitter cette zone "grise" afin que des abeilles puissent aller butiner en paix, ailleurs qu'entre les échanges de bombes, grenades ou tirs. Il s'installe bientôt dans un village Ukrainien où il campe sa tente et pose ses six ruches. Tout semble aller pour le mieux, une idylle se noue entre l'épicière du village et  Sergueïtch, les abeilles produisent leur miel et l'épicière le vend. Mais la guerre les rattrape : Sergueitch est regardé de travers car il vient du Donbass. Il poursuit alors son périple avec ses ruches jusqu'en Crimée, annexée par les Russes depuis 2014, où il voudrait retrouver son ami Tatar apiculteur comme lui....

Dans ce roman, j'ai retrouvé avec plaisir la fantaisie, l'humour et la poésie qui font le charme des précédents récits de Kourkov mais ce qui est marquant c'est qu'ici le héros conserve un optimisme à toute épreuve en dépit des circonstances tragiques : le lecteur est alors pris en tenaille entre la révolte qu'il est conduit à éprouver et l'optimisme de ce regard du héros sur des situations que l'on sait épouvantables comme les enlèvements, tortures, assassinats de Tatars en Crimée ou comme les syndromes post traumatiques d'un jeune combattant ukrainien.

Les circonstances dans lesquelles paraît ce roman lui donnent un écho encore plus tragique. L'auteur désormais se fait chroniqueur d'une guerre fratricide. Pourvu qu'on n'y perde pas sa fantaisie, son humour, sa poésie !   

extrait choisi : 

"Mais si la guerre devait se prolonger, il abandonnerait le village aux soins de Pachka et emmènerait ses abeilles – les six ruches – là où il n’y avait pas de guerre. Là où les champs n’étaient pas creusés de trous d’obus mais semés de fleurs sauvages ou de sarrasin, où l’on pouvait marcher aisément et sans peur dans la forêt, dans les prés et sur les chemins de traverse, un lieu habité où, même si les gens ne souriaient pas au premier venu, leur nombre et leur insouciance faisaient paraître la vie plus douce.

Penser à ses abeilles l’apaisa et en quelque sorte le rapprocha du sommeil. Il se rappela le jour, cher à sa mémoire et à son cœur, où il avait reçu pour la première fois la visite du maître du Donbass et de presque tout le pays, son ancien gouverneur, un homme compétent sous tous rapports, compétent et inspirant confiance, comme les vieux bouliers qui servaient au calcul. Il était arrivé en jeep avec deux gardes du corps. La vie alors était tout autre, paisible. Il s’en fallait de dix ans encore que n’éclatât la guerre, sinon plus. Les voisins avaient déboulé de chez eux, pour regarder avec jalousie et curiosité l’homme-montagne franchir le portillon et serrer la main de Sergueïtch dans son énorme pogne. L’un d’eux l’avait peut-être entendu demander alors : « Sergueï Sergueïtch, c’est donc toi ? C’est chez toi qu’on peut faire la sieste sur des abeilles ?"

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24 mai 2022 2 24 /05 /mai /2022 15:03

Le narrateur vit dans un orphelinat en Sibérie où il est scolarisé. C'est là qu'il rencontre Vardan, un jeune garçon dont il prend la défense lorsque les collégiens l'agressent. Vardan, en effet semble différent en tout : il a une façon de raisonner et de rêver que les collégiens ne peuvent comprendre, il souffre d'un mal qu'ils ignorent. Le narrateur pourtant se lie d'amitié avec Vardan dont les différences lui semblent merveilleuses. Rosine, le professeur de mathématiques semble lui aussi comprendre le jeune garçon. 

Cette amitié singulière  permet au narrateur d'être reçu dans le quartier du "Bout du diable"  où vit Vardan avec  sa famille arménienne. Ceux qui vivent là s'y sont installés en attendant le jugement et la libération des prisonniers arméniens accusés de subversion séparatiste et complot anti soviétique. En les écoutant, le narrateur découvre la tragédie du génocide qu'ont traversé les familles avant de se retrouver là postées devant une prison soviétique. Leur installation semble précaire mais toute imprégnée d'une culture que le narrateur découvre avec curiosité : traditions, langue, objets. Le souvenir du Mont Arrarat hante les esprits de tous ces déracinés jetés sur les routes d'un interminable exil. Le narrateur quant à lui revient bien plus tard sur les lieux, hanté par le  souvenir de son ami Vardan mais aussi de son entourage, sa mère adoptive Chamiram, Gulizar, sa soeur, belle comme une princesse caucasienne, ou encore le sage Sarven. 

Ce récit est ainsi l'occasion de découvrir un pan plutôt méconnu de l'histoire  et de retrouver la belle écriture classique d'Andrei   Makine.

Extrait choisi : "Le lointain pays caucasien dont je ne connaissais presque rien se laissa imaginer dans la senteur amère du parfum et, plus encore, dans la patine de la résille d’argent qui enchâssait le flacon.

       Ma toute première impression venant du « royaume d’Arménie » fut donc dérisoirement ténue : un effluve odorant et cette teinte, noire et argentée, tonalités qui ouvraient l’enfilade d’un temps ancien – plus qu’elles ne signifiaient la simple alliance de couleurs. Les objets qu’il me serait donné de voir dans le « royaume » m’étonneraient toujours par leur aspect subtil, chantourné, « trop beau », me dirais-je, vu leur simplicité utilitaire. L’époque constructiviste où nous vivions et dans laquelle tout devait répondre à un but précis, à l’efficacité brute, rendait la beauté plus ou moins superflue et privilégiait un matériel sobre, sans aucune recherche esthétique, sans la profondeur d’une vie révolue. Le flacon « inutilement » enchâssé d’argent sembla interrompre le temps que j’avais connu jusque-là.

       La mère de Vardan s’appelait Chamiram et, après m’avoir soigné, elle me parla d’une manière à laquelle je n’étais pas habitué et qui me transfigura, par le seul timbre de sa voix, en leur hôte, m’octroyant la qualité d’un adulte respecté et rendant sans importance l’extrême dénuement de mon piètre « statut social ».

       « Et si vous preniez un café avec nous ? »

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